Ce matin le soleil a inondé la voiture et a éclaboussé l'océan. De quoi nous donner le courage de descendre la falaise par un escalier vicieux, d'escalader un sentier glissant vers les ruines d'un château perché au-dessus des flots, de franchir un étroit passage avec l'à-pic de chaque côté et de s'émerveiller des acrobaties aériennes des oiseaux, de ce paysage grandiose tout luisant de la pluie d'hier et de sembler toucher les côtes écossaises qui paraissent si proches. Dire qu'hier soir ces côtes étaient invisibles dans la brume et qu'une future mariée en robe de cérémonie et en escarpins à suivi le même chemin dans le crachin pour une séquence de photos ! L'amour donne vraiment des ailes.
Une route funambule, tout en creux et bosses, sinueuse et étroite entre ses haies de fuschias longe la côte d'Antrim donnant des points de vue sans cesse renouvelés. Puis elle s'assagit et longe scrupuleusement le rivage de quoi satisfaire nos désirs d'espace. Au large l'Écosse, des écueils signalés par un phare qui nous fait des clins d'oeil ; côté terre, craie et basalte continuent leur jeu du chat et de la souris coloriant les falaises en blanc et noir comme les touches d'un piano. De petits ports à chaque embouchure d'un glen (ces rivières qui descendent du plateau basaltique en cascadant) connaissent l'agitation habituelle des ports avec ce petit plus du charme un peu suranné des pubs.
Creggan (Comté d'Antrim - Irlande du Nord)
Kinbane (Comté d'Antrim - Irlande du Nord)
Le vent nous a joué une longue sérénade et ce matin, la pluie l'a accompagné pour une aubade claironnante. Les Irlandais sont d'une nature très optimiste : ils étendent leur linge dehors et jouent au golf sous leurs parapluies qui se retournent malicieusement sous les rafales. Une certaine malédiction semble nous accompagner dès que nous envisageons de visiter un site naturel.
Mais aujourd'hui la météo annonce une pluie de niveau 1 (ce matin c'était niveau 3) pour midi et l'attrait de la Chaussée des Géants est suffisamment fort pour ne pas nous décourager.
Certes beaucoup de touristes ont la même idée que nous, certes les marches de basalte ne sont pas si géantes que ça, mais il se dégage de l'ensemble un sentiment confus de rationalité, les orgues basaltiques ont une réalité géologique, de surnaturel avec toutes les légendes qui courent sur ce site et de mélange des sens entre le fracas de la mer, l'odeur puissante de la vase, le mélange des couleurs ocres, noires et les formes géométriques des dalles, la fraîcheur de la pluie sur nos joues.
La côte d'Antrim se poursuit entre falaises de craie et de basalte, du blanc au noir, le vert surplombant les crêtes, les nuances de gris étant réservé aux cieux.
Un pont de singe, vertigineux mais parfaitement sécurisé, nous emmène sur un îlot, paradis des mouettes, des guillemots et des pingouins torda. En contrebas une pêcherie pour les saumons s'accrochent à l'à-pic comme elle peut. Ce sont des spécialistes de ces constructions vertigineuses comme ce château qui défie l'océan, et accessoirement les Écossais à une trentaine de kilomètres au nord.
Dans un village proche affichant fièrement sa foi dans la Presbytian Church et son appartenance au Royaume-Uni, la tempérance est compromise par l'activité industrielle principale, le whiskey décliné sous toutes ses formes et surtout les plus lucratives avec attrape-touriste garanti. Au fait ce village s'appelle Bushmills.
Binevenagh (Comté de Londonderry - Irlande du Nord)
Derry ou Londonderry ? La question n'est pas si anodine que ça. Côté République d'Irlande, aucun doute, c'est Derry. Une fois la frontière entre les deux Irlandes passée (frontière invisible hormis le passage de l'euro à la livre sterling - qu'en sera-t-il une fois le Brexit consommé ?), la réponse vous situera : Derry pour les Irlandais républicains et catholiques, Londonderry pour les Irlandais unionistes et protestants.
La vieille ville est ceinte de remparts qui, entre autre, permettait de rejeter les catholiques hors les murs, du côté des tourbières, bogside en anglais. C'est dans ce quartier pauvre, au taux de chômage particulièrement élevé, qu'une énième manifestation le dimanche 30 janvier 1972 à dégénéré en massacre, le tristement célèbre "Bloody Sunday" chanté par U2.
Et dans ce quartier aujourd'hui pacifié mais toujours pauvre, la colère de l'époque explose encore sur les fresques géantes peintes sur les pignons des maisons.
Et de l'autre côté des remparts, au sud-est, le quartier de La Fontaine, tout aussi pauvre, mais protestant et revendiquant timidement son attachement au royaume par quelques drapeaux, l'Union Jack, alors qu'au Bogside, on ne voit que des drapeaux irlandais, européens et plusieurs palestiniens.
Le centre, dans ses remparts, est redevenu celui d'une ville de province pleine de charme où les adolescents sortant du lycée dans leur uniforme ici plutôt seyant semblent avoir d'autres préoccupations que celles qu'ont connues leurs parents.
Est-ce parce que le chemin de la paix est si compliqué que le "Peace Bridge" sinue au-dessus de la Foyle? Et ce soir nous prendrons de la hauteur, s'installant sur les hauteurs du Binevenagh au bout de l'estuaire de la Foyle regardant passer les oies sauvages.
Inch Island (Presqu'île d'Inishowen - Comté de Donegal)
Les haies de fuschias, plus hautes que la voiture, ne facilitent guère la conduite et lorsqu'elles laissent place aux prairies, ce sont les moutons qui encombrent la route. Certains ont été tondus ; cela doit être difficile pour eux dans cette fraîcheur humide.
Nous atteignons en même temps qu'un grain, Malin Head, le point le plus au Nord de l'Irlande. Cocasserie : la géographie place cette pointe en République d'Irlande, appelée aussi Irlande du Sud, quand l'histoire trace la frontière avec l'Irlande du Nord au Sud-est! Le lieu est sauvage à l'extrême, ces bouts du monde qui vous rendent un peu stupidement fiers et heureux. Les quatre lettres du pays sont bien visibles : elles étaient destinées aux aviateurs durant la Seconde Guerre mondiale les prévenant qu'ils allaient pénétrer dans le ciel d'un pays neutre.
Est-ce le fait d'avoir touché ce Nord que les nuages se déchirent, que des coins de ciel bleu s'agrandissent, que le soleil nous sèche et nous réchauffe ? Et nous en profitons pour noter l'artistique des plongeons des fous de Bassan, pour mitrailler un phoque jouant les starlettes oubliant que le festival de Cannes vient de se terminer, pour voir et revoir un vol d'oies sauvages en sifflotant une chanson de circonstance, pour écluser ce que ce toucan cache dans son tonneau perchoir.
Et comme pour rendre hommage au soleil revenu, nous dormons ce soir au milieu des cygnes, des oies, des bécasses avec bien en vue, trônant sur sa colline, Grianán Ailigh, le temple du soleil qui nous pardonnera notre outrecuidance d'hier, mettant en doute ses pouvoirs solaires.
Culdaff - Presqu'île d'Inishowen (Comté de Donegal)
Les montagnes environnantes n'excèdent pas 1 000 pieds, soit à peu près la hauteur de la Tour Eiffel, et harponnent tous les nuages, nous enveloppant dans une grisaille continue et humide. Au détour d'un virage, émergeant de la lande, ce cercle de pierres, Grianán Ailigh, presque aussi ancien que les pyramides d'Égypte, nous plonge au milieu des légendes celtiques. On dit que toute légende a un fond de vérité. Sachant que l'on peut traduire le nom de ce monument par " Temple du soleil", on admettra que cet adage demande à être vérifié!
Une raide montée nous conduit au Gap of Mamore, dans un paysage superbe de landes égayé par les couleurs des peintures sur les toisons des moutons, dominé par les montagnes qui ... vous connaissez la suite. On débouche sur la mer, jamais très éloignée, moins brumeuse dont le rivage déroule nonchalamment ses dunes avec de brusques soubresauts de falaises où nichent les fulmars.
Dans des villages des cimetières à moitié abandonnés laissent découvrir des trésors qui abritent forcément d'autres légendes qu'il faudrait chanter en s'accompagnant de la harpe irlandaise et en couvrant le tumultueux croassement des corneilles. Vous noterez le sens de l'à propos de ces oiseaux qui vous font aussi remarquer que vous avez franchi une frontière invisible : nous sommes dans le monde des corneilles mantelées qui peuplent l'Europe du Nord et de l'Est, laissant la corneille noire à nos latitudes.
Creeslough (Comté de Donegal)
... ou devrait-on dire "An Craoslach" comme il est écrit sur les panneaux. Si la langue gaélique nous est hermétique, elle a l'avantage d'utiliser des caractères graphiques beaucoup moins austères que ceux communément utilisés.
Aujourd'hui nous avons fait une infidélité au rivage, motivé par une lumière un peu plus vive et les charmes du Glenveagh National Park. La route traverse de grands espaces vides surmontés de montagnes arides et tabulaires d'où, certainement nous épient quelques sioux irlandais montés sur leurs célèbres poneys. D'ailleurs quelques nuages de fumée semblent les trahir. L'odeur si identifiable de la tourbe nous ramènera dans la réalité du grand ouest irlandais.
Un lord anglais s'était accaparé un immense domaine, non sans en avoir chassé les quelques dizaines de familles irlandaises et catholiques qui y vivaient, profitant des rivages du lac, le Lough Gartan, et y bâtit un solide château . Sa lady, désoeuvrée et esthète, créa un jardin à l'anglaise, c'est-à-dire un savant mélange de nature organisée. Et ainsi sur cet espace se mêlent des essences allogènes du Chili, de Madère, de l'Himalaya, d'Autriche et des indigènes, chênes, bouleaux, houx... Une véritable luxuriance, encore davantage soulignée par les couleurs chatoyantes des rhododendrons et l'austérité de la rive opposée. Éternel paradoxe de la beauté créée sur le malheur des autres.
En continuant le long du lac, la forêt primitive reprend ses droits, les chênes se tordent sous la poussée des pierres en équilibre instable sur la tourbière qui s'étend, les sphaignes colonisant les petits vallons humides, les rhododendrons s'enracinant comme ils peuvent.
Meenaclady (Comté de Donegal)
L'orage d'hier soir s'est transformé en pluie persistante dont est si friand le pays. Il faut bien ça pour que les verts prédominent et les tourbières se régénèrent. Des Slieve League, parmi les plus hautes falaises du monde (presque 600 mètres tout de même), comme pour le Croagh Patrick, nous n'en verrons pas le haut, le sentier appelé "One Man's Pass" nous semblant bien glissant sous la pluie et dans les nuages.
La contrée est désolée, l'abrupt des falaises ne permettant guère d'espace et dès que celles-ci s'estompent, un petit village s'y niche, vivant autrefois dans une autarcie qui confinait à l'ascèse. Le plateau développe ses tourbières à l'étrange poésie que les nuages respectent en les effleurant juste de leur humidité ouatée.
Plus au nord, la côte s'aplatit et lacs et abers s'épousent dans une eau saumâtre. L'homme y a trouvé place et la "Wild Atlantic Way" longe des kilomètres de pavillons plus ou moins cossus, se heurte au cul-de-sac (en français dans le texte) des ports, relie les écoles et leurs petites cohortes d'élèves en uniforme, puis s'ensauvage de nouveau dès que la côte reprend un peu d'altitude (laquelle, difficile à dire, le plafond étant particulièrement bas) et là, sur les pentes s'accrochent les cottages, zigzaguent les murettes, paissent acrobatiquement vaches et moutons.
Et ce soir, juste devant notre bivouac, des cormorans ont les mêmes préoccupations que nous : sécher !